“Cela fait 20 ans que je bataille à convaincre les gens qu’un fichier numérique peut être considéré comme étant de l’art” dit Steven Sacks, propriétaire de la galerie bitforms à New-York. “Nous avons vendu des tas d’œuvres” continue-t-il, mais “à une communauté minuscule dans le monde de l’art contemporain”. Désormais, “des millions de gens considèrent que c’est devenu un médium avec intégrité”. Cette réaction fait suite à la vente pour 69,3 millions de dollars par la maison d’enchères Christie’s, jeudi 11 mars d’une œuvre entièrement numérique de l’artiste américain Beeple (Mike Winkelmann de son vrai nom). Un montant record pour ce type d’œuvre, qui témoigne de la révolution en cours sur ce marché longtemps confidentiel, grâce aux nouvelles technologies et aux monnaies numériques, puisque Everydays – The First 5 000 Days a été vendue en Ethereum (une des nombreuses cryptomonnaies actuelles) à un collectionneur anonyme qui se fait appeler Metakovan.
Le recours à la technologie NFT (non fungible token : jeton non fongible) a fait entrer avec fracas l’art numérique dans les plus hautes sphères et instances du marché de l’art, faisant de Beeple un des artistes les plus rémunérés de son vivant avec Jeff Koons. Mais une œuvre se doit-elle simplement d’avoir un potentiel économique pour devenir respectable et pertinente aux yeux des collectionneurs ? Qu’en est-il des artistes numériques qui ne souhaitent pas rendre leurs œuvres uniques, et garder la possibilité de la reproductibilité à l’infini de leur travail numérique, justement parce qu’ils travaillent avec ce support permettant cette accessibilité et ce partage illimités ? En dépit de ces questions, la technologie NFT, non contente de simplifier les problématiques de monétisation des œuvres d’art numériques, pose également la question de leur protection intellectuelle.
« Des artistes utilisent du stockage de données et des logiciels pour créer de l’art et le diffuser sur internet depuis plus de vingt ans, mais il n’y avait pas (jusqu’ici) de véritable moyen pour le posséder et le collectionner », explique Beeple. « Avec le NFT, tout ça a changé, a constaté l’artiste. Nous assistons au commencement d’un nouveau chapitre dans l’histoire de l’art, de l’art numérique », ajoute-t-il. L’art totalement dématérialisé renferme « autant de savoir-faire, de nuances et d’intentions que tout ce qui peut être fait sur un canevas physique. Je suis plus qu’honoré et touché de représenter la communauté des arts numériques en cet instant historique. » En prolongement de cette réflexion, l’artiste a posté sur les réseaux sociaux une reproduction pixelisée de la Joconde commentée d’un énigmatique « THE NEXT CHAPTER ». Mais est-ce le nouveau chapitre dont tout le monde veut ?
L’argument expliquant que le NFT résoudrait le problème de l’unicité et de la provenance des œuvres d’art numériques ignore totalement le fait que ces œuvres reposent sur des formes de confiance, de négociation et d’authentification qui ne sont pas si étrangères à l’histoire plus longue du marché de l’art numérique. Même en recourant aux NFT, des questions se posent toujours : Qui a autorisé la création de l’œuvre ? Sous quelle licence se trouve l’œuvre ? Comment accéder à cette licence ? Que se passe-t-il en cas de modifications apportées à la licence ? Ces questions pointent des problématiques rencontrées par le marché de l’art numérique, qui ne sont pas totalement résolues par la technologie des blockchains, et qui avec ou sans les NFT nécessitent un suivi continu et une gestion attentive.
Ce qui est mis en avant ici est plus la rareté d’un contenu que sa valeur artistique intrinsèque. En effet, des figurines virtuelles en édition limitée DC Comics, aux paires de tennis virtuelles sorties par Atari en passant par la sortie en NFT du dernier album du groupe Kings of Leon, le recours au NFT marque le début d’une nouvelle ère de la propriété et de la réification du virtuel. Mais cela ne va pas sans un impact fort sur la planète à cause du bilan carbone encore important lié à l’utilisation des blockchains très énergivores.
De surcroît, pour une œuvre qui n’est en aucun cas épargnée par le problème de l’obsolescence à plus ou moins court terme. La volonté de son acquéreur de la placer dans un musée virtuel accessible en ligne n’empêche pas non plus de se poser la question de la conservation sur le long terme de cette œuvre issue du travail de Beeple, qui ne se considère même pas lui-même comme un artiste, mais presque plus comme une sorte de dessinateur de presse. C’est la nature même des œuvres d’art numérique que d’être “reproductibles, en accès libre, d’une courte durée de vie, immatérielles” comme le dit Valérie Perrin dans Documents, Collectionner l’art numérique. T.2 2007-2008, les presses du réel, 2018. Cette vente marque un tournant historique dans l’approche du marché de l’art numérique, mais semble par là-même s’éloigner de la spécificité de cette expression artistique virtuelle.
Thomas VDB en parle avec d’humour dans sa chronique du 26 avril 2021 dans le cadre de l’émission « Par Jupiter » diffusée sur France Inter. Et le moins que l’on puisse dire, est que les commentaires, en réaction suite à cette vidéo, marquent un débat pour le moins enflammé autour de la technologie de la blockchain et des cryptomonnaies.
Pour en savoir plus, voici un revue de presse au sujet de cette vente historique et des NFT du 26/02/2021 au 26/04/2021
26/02/2021
RTBF : Une œuvre digitale de Beeple adjugée à 6,6 millions de dollars
03/03/2021
RHIZOME : Another New World. NFTs aren’t just for cats anymore. What do they mean for digital art?
11/03/2021
LE MONDE : Une œuvre numérique se vend 69,3 millions de dollars chez Christie’s, le marché de l’art chamboulé
LIBERATION CHAMPAGNE : Une œuvre numérique vendue 69,3 millions de dollars, le marché de l’art chamboulé
FRANCE INFO: L’artiste Beeple vend une œuvre numérique 69,3 millions de dollars chez Christie’s, un record
L’EXPRESS: Le chiffre du jour : une oeuvre numérique de l’artiste Beeple vendue 69,3 millions de dollars
ConseilsCrypto : La folie des NFT, l’oeuvre d’art numérique «The First 5,000 Days» de Beeple vendue plus de 69 millions de dollars !
FRANCE 24 : Beeple, artist at the leading edge of a delirious digital market
THE NEW YORK TIMES : What Are NFTs, Anyway ? One Just Sold for $69 Million.
12/03/2021
CNEWS : Qui est Beeple, l’artiste qui a vendu une œuvre NFT pour 69 millions de dollars ?
CONNAISSANCE DES ARTS : Vente aux enchères : record mondial pour l’œuvre numérique de Beeple vendue près de 70 millions de dollars chez Christie’s
LE JOURNAL DU GEEK : Le crypto-artiste Beeple vend un NFT pour… 69 millions de dollars
THE NEW YORK TIMES : Beeple Has Won. Here’s What We’ve Lost.
CNBC : Buyer of $69 million Beeple NFT is a crypto investor using the pseudonym Metakovan
RHIZOME : Before the boom
13/03/2021
THE ART NEWSPAPER : Virtual museum to be built to house Beeple’s record-breaking digital work
15/03/2021
BBC NEWS AFRIQUE : Que sont les NFT et pourquoi certains valent des millions ?
PRESSE-CITRON.NET : NFT : Beeple vaut 69 millions de dollars, Cristiano Ronaldo établit un nouveau record
MARSEILLE NEWS : L’investisseur « trébuche » sur un gain de 30000% après avoir acheté Beeple NFT pour 969 $
FNAC.COM : Vendu 69,3 millions de dollars, ce JPEG devient le plus cher de l’histoire
FISCAL ONLINE : Les ventes de Beeple forgent le nouveau marché des NFT
KONBINI : Christie’s met en vente une œuvre 100 % numérique pour la première fois
INSIDER : We talked with Beeple about how NFT mania led to his $69 million art sale
16/03/2021
ConseilsCrypto : L’artiste Beeple propose 69 millions de dollars à Elon Musk pour son NFT musical
BLOOMBERG : Rich Millennials Are Splashing Millions on Crypto Art
25/04/2021
Libération : L’art crypto, mème pas peur
26/04/2021
Libération : Art crypto : « la porte est ouverte, elle ne va plus se refermer »