La bibliothèque in situ n°33


Date : 28 septembre 2017
Heure : de 14h à 14h30.

 

Entretien avec Joanna Hopkins

Joanna est la première artiste accueillie en résidence à Bourogne dans le cadre du projet Eucida. Arrivée d’Irlande, elle a passé 10 jours à Bourogne entre le 19 et 29 septembre dernier. La veille de son départ, nous avons souhaité l’interroger sur ces 240 heures passées en France, un temps de travail restreint mais propice à toutes les expérimentations…

Entretien co-animé par Flavien Paget, (jeune artiste originaire du Territoire de Belfort et diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-arts de Lyon qui vit à Dublin depuis 2015) et Fabien Vélasquez (documentaliste à l’espace multimédia). Version audio en anglais uniquement (sauf les questions traduites) et version texte, traduite avec la précieuse aide de Flavien Paget.
La transcription restitue l’oralité et la spontanéité de cet échange.

0

  •  FV : Comment as-tu découvert le projet Eucida ? Pourquoi as-tu présenté  ta candidature pour cette résidence ?

«  – J’ai appris l’existence du projet sur internet. Il existe une organisation en Irlande appelée Visual Artists Ireland et ils envoient un mail chaque semaine avec les opportunités. Je l’ai donc vu par ce biais en premier il me semble. Après j’ai dû aller sur le site, créer mon profil pour être ensuite apte à postuler à la résidence. Et la raison pour laquelle j’ai postulé à cette résidence est que j’ai toujours aimé la France et j’ai postulé à beaucoup de résidences car c’est une bonne chose à faire pour la suite de mon travail. Cette résidence en particulier semblait ouverte et propose une sorte de carte blanche. Il n’y a pas de demande précise, on ne te dit pas tu dois faire ça ou ça ou bien encore tu dois utiliser tel outil. Pour moi c’était vraiment libre et je me suis dit que je pouvais faire ce que je voulais… et ça c’est bien.

  • FV : Pour toi, un temps de résidence, comment cela s’intègre dans ta   démarche ? Pour aider à la maturation d’un projet ?

– Oui cette résidence en particulier, je l’ai choisie pour développer une partie précise d’un travail que je fais. Au début je me disais que je pourrais tout faire en sept jours puis après je me suis dit « non, c’est impossible ! ». Les résidences sont utiles pour mon travail car c’est assez libre et que je choisis quoi faire dans un espace adéquat et en dehors de mon environnement naturel et de ma vie quotidienne. J’oublie tout ça et j’ai le temps pour penser et développer des idées. Et je trouve que quand tu es dans un espace physique différent, écarté du monde réel, tu n’es plus concentré sur des choses comme faire les courses, trouver du boulot ou quoique ce soit d’autre. Ça libère tout l’espace dans la tête pour se concentrer sur autre chose. C’est pour ces raisons que j’apprécie les résidences. Celle-ci d’autant plus qu’elle est axée art digital et c’est le médium dans lequel je veux travailler ; j’aime beaucoup de médiums mais celui-ci me plaît particulièrement, et aussi le fait qu’il y ait un partenariat et pas mal de soutien m’ont séduit. De plus, il n’y a pas d’attentes spéciales à la fin, comme l’obligation de montrer mon travail dans une exposition. Je n’étais pas sous la pression d’une dead line, ni orientée vers quelque but précis. C’était vraiment : « Prends ce que tu as à prendre »

  • FP : Mais le temps est très court ?!

Oui c’est très court… la plus courte résidence que j’ai faite était de deux semaines donc celle-ci est très courte. Et puis ça paraît plus long parce que ce n’est pas réellement 10 jours. Tu arrives le premier jour, tu commences à travailler le second, j’ai pris mon dimanche… c’est plus sept jours finalement !

  • FP : Donc c’est assez intense…

Oui, mais j’ai eu beaucoup de temps de réflexion donc c’est bien.

  •  FV : Tu as pu te plonger dans la bibliothèque de notre espace ? Quelles lectures t’ont inspirée ? Quel rôle joue la documentation dans ton  « processus » créatif » ?

En effet, je cherchais dans les livres des références qui m’intéressent et.. .qu’est-ce qu’on a là ? Beaucoup de documentation comme NEURAL, un titre dont tu m’avais parlé. Et les magazines sont intéressants parce qu’ils détaillent les projets. Mais la collection est tellement énorme ici… et c’est un lieu fantastique ! Quand je suis arrivée et que Fabien m’a montré, je me suis dit « Oh wahou, il y a beaucoup à faire.»

  • FP : Ah oui et en 10 jours c’est pas évident !

Oui ! C’est super mais j’aurai pu passer chaque jour là-bas. Donc j’ai vraiment aimé les magazines car ils te donnent un côté caché des informations. Et après j’ai vu ça… j’ai des marque-pages partout, j’ai besoin de photocopié tout ça ! Et Fabien m’a parlé de ce livre, The Machine as seen of the mechanical age (curateur K.G Pontus Hulten) – 1968, sur la machine et l’âge mécanique, l’histoire des instruments mécaniques. La relation art-machine et comment cela a débuté avec la photographie mécanique et ce genre de choses…

  • FP : Tu es venue avec une idée mais est-ce que ces lectures ont changé ton idée de départ ou…

Non, pas vraiment. Et j’espérais qu’elles ne le fassent pas ! J’avais mon idée en tête et je feuilletais les livres pour juste voir comment les gens font les choses. Mais en effet non, rien n’a vraiment changé du projet lui-même. Parce qu’aussi je pense que je n’avais pas assez de temps pour faire évoluer ma recherche.

  • FP : C’était plus pour nourrir le projet.

Oui plus me nourrir que me dire « Oh mon dieu, il utilise du bleu, je devrais utiliser du bleu ! » Mais celui-là était intéressant… Celui-là ! Art and technology – 1967 à 1971. Et j’ai vu des références quelque part… c’est vraiment intéressant. En 1969, par exemple, donc il y a quelques années déjà, ils ont employé des artistes dans des entreprises aux USA pour développer des projets technologiques et artistiques. Des gens connus comme Andy Warhol ou James Turrell. Et c’est intéressant car ils ont une copie de contrats et des accords entre les artistes et les entreprises. Il y a par exemple une lettre de réponse d’un artiste qui dit qu’il n’est pas d’accord avec le contrat qui dit donner toutes les œuvres aux entreprises ! C’est intéressant à lire. Et voir ce qu’ils ont fait avec différentes entreprises. Regardez ça… Vous en connaissez certains ?

  • FV : Peut-être… c’est difficile à reconnaître…

Je n’ai pas vu ça en premier, c’est la deuxième chose que j’ai vue… En premier, je me suis demandé : qui sont ces artistes ? Puis j’ai vu qu’il n’y avait qu’une seule femme. Une seule femme sur environ cinquante artistes. Tout le reste n’est que des hommes et quand tu lis l’introduction, ils expliquent qu’ils ont choisi et invité un artiste à faire ce projet et les grosses entreprises pour travailler avec et après ils disent que les autres artistes ont eu vent du projet et ce sont joints. Et dans cet article, ils disent qu’ils ont un immense intérêt pour les femmes artistes. Ils disent en effet, dans l’introduction : … hmmm… peu importe ! « on a un grand intérêt pour les femmes artistes » comme si c’était si important, vous voyez, qu’il faille le préciser en introduction… et à la fin quand ils ont choisi les artistes, il n’y avait qu’une seule femme ! Enfin… 1969… les temps étaient différents ou peu importe. Et il y a aussi une autre citation de Paul Haviland … que j’ai trouvée dans ce livre aussi et c’est sur l’évolution de la technologie, des machines et des ordinateurs. Et la façon dont c’est écrit m’a sauté aux yeux !

  • FV : C’est une citation que tu as recopiée et accrochée dans ton atelier éphémère…

Oui, de Paul Haviland, un critique d’art français (N.D.L.R. : photographe et écrivain). C’est écrit en 1920 ou quelque chose comme ça. Et une chose que j’ai remarquée, c’est comme un manque de représentation féminine ! Et parfois on peut lire des mots de critiques « Que signifie la mécanique ? La machine est faite à mon image mais la machine est la fille sans mère. » Et ça, ça me frappe, il assimilait l’évolution de quelque chose, un être mécanique qui ne compte pour rien, que tu peux toujours recréer, encore et encore, comme un enfant qui naît sans mère mais là il en parle comme SON SON SON SON, sa fille (HIS daughter en anglais, soit la forme masculine du pronom possessif). L’homme est toujours le plus important. Et là je me suis dit, allez ça  suffit, tu vois ! Donc ce qui m’a sauté aux yeux à la lecture de ces articles étaient des choses stupides ! Mais je ressens que c’est important pour moi en tant que femme artiste de poursuivre mes recherches. Et vous voyez, quand je vous disais que coder était difficile je me suis dit AAAAAAAaaaahhhhh… et j’ai toujours eu l’intention de poursuivre… c’est ce qu’il s’est passé cette semaine.

0

 

  • FV : Peux-tu nous décrire en quelques mots ce que tu pu réaliser ici, ce que tu as présenté à l’équipe ce matin de manière informelle… le résultat de tes recherches depuis mardi 19/09, date de ton arrivée ? Et nous dire aussi comment s’est effectuée la collaboration « artiste-technicien » avec mon collègue Vincent, le programmeur de notre Espace ?

Alors j’ai travaillé sur des expérimentations mais le projet global est une installation vidéo appelée « looking away » donc c’est pourquoi je suis venue ici. Et quand je suis arrivée le premier jour je me suis dit que j’allais commencer à coder et c’était frustrant parce qu’il faisait très beau et je ne savais pas comment faire. C’est comme un tout nouveau monde et je n’étais pas heureuse, je ne m’éclatais pas vraiment. Donc le deuxième jour, je me suis dit OK, ce n’est pas possible. J’ai donc décidé que j’allais travailler sur des idées expérimentales et utiliser les espaces de galerie ici parce que coder revient à être assis en face d’un ordinateur dans un petit espace et je peux faire ça partout. Et ici, j’ai accès à des espaces d’exposition, beaucoup d’écrans, de projecteurs et de matériel auquel je n’ai pas accès d’habitude donc j’ai repris mes notes pour essayer des nouvelles choses… et je me suis concentrée là-dessus. En même temps, je parlais avec Vincent et il était vraiment pédagogue pour m’apprendre le code et m’a montré des exemples. On a discuté pour que je sache quelle technique digitale j’aurai besoin, quels capteurs utiliser pour mes vidéos interactives. Et après lui avoir parlé et avoir testé quelques trucs, je me suis rendu compte que j’aurai besoin de bien plus de code, capteurs et écrans que ce que je pensais au début ! Mais c’était bien parce que ça m’a permis de remettre mes idées au clair et préciser ce qu’il fallait pour ce projet de sucre rose et j’ai pu ensuite me concentrer sur les autres projets et installations. Donc ce que j’ai fait était : ne pas trop se concentrer sur la partie technique de code puisque je pourrai faire cela après mon retour en Irlande.

  • FP : Mais tu souhaites toujours le faire par toi-même ?

Oui et non. Le jour viendra où je ferai l’installation dans la galerie et je sais comment faire maintenant (jusqu’à lors, je mettais juste mes idées sur mon carnet de notes). Aujourd’hui, je sais comment faire les réglages, je sais quels programmes et quel matériel utiliser, j’ai commencé avec Vincent. Je ne sais toujours pas comment tout coder mais cela viendra maintenant que je sais ce que le code doit contenir ! Avant, j’étais dans une sorte de grand espace sans avoir ce dont j’avais besoin. Vincent m’a bien aidée… C’était quoi déjà la question ?

  • FP : Si tu avais déjà travaillé avec des techniciens ?

Ah oui, habituellement pour mes projets je travaille avec quelqu’un. Par exemple, les deux premières œuvres digitales interactives que j’ai réalisées : l’une a été faite avec un système particulier (? Je ne connais pas ce système N.D.L.R.). Ce n’était pas vraiment du code. Et l’autre pièce « The Empathy machine »…

  • FP : Ah oui, j’ai vu ce projet sur ton site, ça a l’air d’être un gros projet avec beaucoup de programmation… tu as pas fait ça toute seule ?

Non non ! Et pour cette nouvelle installation « looking away », j’aimerais commencer toute seule et je pense avoir besoin d’aide par la suite. Mais en même temps le logiciel, Processing, est fait pour les artistes et designers et maintenant que je sais ce dont j’ai besoin, je pense que je peux en faire la majeure partie seule et ensuite je peux juste faire une vérification (troubleshooting). Et puis tu peux tout trouver en ligne et où je vis (Dublin en Irlande NDLR) il y a plein de laboratoires où je peux trouver de l’aide. Et mon rôle est… tu sais, je me vois comme artiste visuel et je ne suis pas expert en code mais connaître un peu aide à ma pratique. Donc c’est bien de savoir de quoi il s’agit mais je ne suis pas focalisé là-dessus.

  • FP : Oui, c’est un autre métier… Et tu disais que tu étais intéressée par ces artistes qui travaillaient avec des grosses entreprises. Penses-tu qu’il serait intéressant de le refaire aujourd’hui ? Parce que je pense que Dublin est une ville intéressante pour faire ça, parce que toutes les grosses entreprises du numérique sont là-bas et il y a vraiment un environnement propice pour développer ce genre d’idées… Même avec les plus petites boîtes car il y a plein de start-ups…

Oui tu as raison. Je pense que c’est quelque chose que l’on pourrait développer. J’ai fait certaines résidences, comme pour réaliser « The Empathy Machine » avec NUI-G (National University of Ireland – Galway) et un centre de recherches pour les appareils médicaux. Quand tu travailles avec ce genre de structures, il y a des attentes des deux côtés. Et les attentes sont différentes pour les artistes et les entreprises. Je vois ce que tu veux dire dans cette approche, c’est probablement quelque chose qu’on étudie mais de mon côté je préfère aller vers des projets comme Eucida où tu viens et il n’y a pas vraiment de contrôle. Avec une entreprise, c’est un peu tendu. Et on a des attentes différentes. J’ai entendu que Google à Dublin a eu une résidence récemment et une artiste que je connais a été invitée à la faire. Elle s’est d’abord dit « c’est cool, je vais le faire » et elle a signé le contrat. Puis après elle a laissé tomber ! C’était tellement ordonné, étroit, ils voulaient quelque chose de vraiment spécifique. Ils voulaient l’utiliser pour leur propre communication. Ce n’était pas de l’art. La plupart des compagnies utilisent cela pour soigner leurs relations publiques.

  • FP : C’est triste.

Ce n’est pas vraiment supporter les artistes…

  • FV : Merci. On espère que tu auras une belle fin de résidence. Je te remercie au nom de tous mes collègues. C’était assez différent pour nous d’avoir une artiste étrangère en résidence, c’est la première fois je crois!

 

Textes, entretien : Flavien Paget et Fabien Vélasquez
Traductions : Flavien Paget
Photographies : Fabien Vélasquez

Remerciements : Joanna Hopkins et Flavien Paget